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Objectif : sauver les animaux

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Objectif : sauver les animaux

Texte : Caroline Cloutier Photographies : Alexandre Lamic

Publié le 26 mai 2022

Chaussée de longues bottes de caoutchouc, Isabelle Groc nettoie le puissant objectif de son appareil photo. Le temps presse. La photographe ne dispose que de très peu de temps pour capter le passage des bécasseaux de l’Alaska, qui se posent de trois à cinq jours par an à l’embouchure du fleuve Fraser, en Colombie-Britannique.

Isabelle vient ici chaque printemps, depuis une dizaine d'années, pour croquer le portrait de ces petits oiseaux échassiers qui ne pèsent que 30 grammes – soit le tiers du poids d’un kiwi. Mais pour combien de temps encore?

Leur habitat est menacé par un projet d’agrandissement du port voisin, mais la militante croit au pouvoir de l’image pour envoyer des messages percutants. Sa mission : protéger les animaux et leur habitat avant qu’il ne soit trop tard.

La photographe Isabelle Groc, agenouillée dans la boue à côté de son appareil photo sur trépied, prend une photo d’une envolée de bécasseaux de l’Alaska avec son cellulaire. Photo : Radio-Canada / Alexandre Lamic

La menace qui plane
La menace qui plane

Les centaines de bécasseaux de l’Alaska qui piaillent devant Isabelle font leurs réserves de nutriments essentiels à leur longue migration. La présence de terres humides, comme Roberts Bank, leur est indispensable.

Ces vasières sont recouvertes des biofilms qui renferment une nourriture très énergétique. Pour les oiseaux, c’est la potion magique d’Astérix, illustre Isabelle. Il s’agit d’un des rares arrêts de leur déplacement ultrarapide entre l’Amérique du Sud, où ils passent l’hiver, et l’Alaska, leur lieu de reproduction.

Ce buffet vital est toutefois menacé par un projet d’expansion des installations du port situées à quelques mètres de leur riche habitat. Des études scientifiques ont démontré l’impact désastreux que l’expansion des installations du port pourrait avoir sur ce site, indique Isabelle.

Des bécasseaux sur une rive.

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La menace qui plane Photo : Radio-Canada / Alexandre Lamic

Le passage de ces oiseaux est un spectacle naturel unique. C’est insoutenable de penser que tout ça puisse disparaître. Ça nous brise le cœur [...]. D’autant plus que les populations de bécasseaux ont décliné de 50 % depuis les années 1970, ajoute la photographe d’origine française.

Isabelle Groc, qui a repris racine en Colombie-Britannique, passe des semaines, des mois et parfois même des années à capturer des images qui, elle l’espère, changeront la donne. C’est l’ultime outil de son travail de photojournaliste, de documentariste et d’auteure.

Cette mission est hautement stratégique, à une époque où une multitude de contenus se battent les uns contre les autres pour attirer notre attention sur les réseaux sociaux.

Une nuée d'oiseaux s'élèvent d'une vasière.
Envolée de bécasseaux de l’Alaska devant les installations portuaires de Roberts Bank Photo : Radio-Canada / Alexandre Lamic

La photographie [...] est un médium qui permet de montrer [une réalité], de la documenter et d'inspirer les [gens] à prendre action pour protéger le monde naturel, soutient-elle. Son appareil photo Nikon D850, rehaussé d’un long objectif 200-500, est devenu au fil du temps un prolongement d’elle-même.

En route pour Roberts Bank, Isabelle lâche un coup de fil au scientifique émérite Robert W. Elner d’Environnement Canada, spécialiste de la migration des bécasseaux de l’Alaska, pour l’inviter à l’accompagner dans sa mission photographique du jour.

Au fil de ses réalisations, Isabelle Groc s’est constitué un bassin de collaborateurs scientifiques de différents secteurs d’activités, prêts à la guider, que ce soit pour prendre des photos de loups, de saumons ou encore de grizzlys. Comme une éponge, Isabelle a absorbé leurs connaissances, ce qui fait d’elle une vulgarisatrice scientifique remarquable. Elle a besoin d’eux, et ils ont besoin d’elle pour sensibiliser la population aux espèces en danger.

Peu avant midi, Robert arrive comme promis. Dans le coffre arrière de sa camionnette sont étendues de longues bottes couvertes de boue séchée. Elles lui ont permis à maintes reprises de traverser cette mer vaseuse. Ces vasières sont perçues comme des espaces perdus à développer, déplore le scientifique. Et les oiseaux de rivage sont parmi les espèces qui connaissent le plus fort déclin dans le monde.

En chemin, Isabelle et Robert se font reconnaître par des amateurs d'ornithologie et des scientifiques, qui se sont déplacés comme eux pour apprécier le séjour éphémère de ces oiseaux. Ils échangent au passage des indications, avec beaucoup d’enthousiasme. On a vu des milliers de bécasseaux hier, à cet endroit. C’était spectaculaire, raconte un collègue de Robert rencontré sur la route.

Isabelle et Robert suivent ses renseignements et avancent doucement en s’enfonçant de plus en plus dans la boue. Après avoir parcouru près d’un kilomètre dans cet espace à l’apparence lunaire, ils s’arrêtent.

Au loin se découpent leurs silhouettes. C’est tout comme s’ils nous avaient oubliés au bord de la rive, absorbés par le spectacle de milliers de bécasseaux de l’Alaska s’envolant dans un ballet coordonné autour d’eux.

Traces de pas et silhouette de la photographe Isabelle Groc dans les vasières à l’apparence lunaire. Photo : Radio-Canada / Alexandre Lamic

La catastrophe à l’origine du militantisme
La catastrophe à l’origine du militantisme

Isabelle a 9 ans quand elle voit pour la première fois des oiseaux qui ne peuvent s’envoler, englués dans du bitume noir, les empêchant de bouger et de remuer leurs ailes. Ils comptent parmi les victimes du naufrage du pétrolier Amoco Cadiz, en 1978, près des côtes bretonnes, en France. Le navire a laissé s’échapper 220 000 tonnes de pétrole brut dans l’océan. Cette marée noire, l’une des pires de l’histoire, a provoqué la mort de près de 30 000 oiseaux. Cette catastrophe environnementale s’imprime à jamais dans la mémoire d’Isabelle.

C’est à ce moment qu’elle a le déclic pour le militantisme, le journalisme et la photographie. Isabelle Groc vit alors dans la petite ville de Montauban, au nord de Toulouse, en France. Elle se sent impuissante, mais veut intervenir.

Dans les archives : Naufrage du pétrolier Amoco Cadiz près des côtes bretonnes, en 1978, au bulletin de nouvelles Photo : Radio-Canada

C’est le moteur qui la propulse vers la photographie, l’écriture de ses livres et la réalisation de ses documentaires sur les animaux. C’est aussi ce qui la motive à donner des conférences destinées au jeune public, notamment sur les réseaux sociaux. Isabelle sait que sa présence sur ces plateformes est essentielle à son travail de sensibilisation. Elle y publie le fruit de son travail sur une base quasi quotidienne.

Le combat d’Isabelle se poursuit aujourd’hui, entre autres dans la lutte pour la protection des bécasseaux de l’Alaska. La population a pu se prononcer en mars dernier sur le projet d'agrandissement portuaire de Roberts Bank. Maintenant, c’est au gouvernement fédéral d’en peser le pour et le contre.

On est dans le champ politique, où malheureusement la science n’est pas entendue, clame Isabelle. On se mesure à des décisions économiques qui risquent de peser plus lourd que ces oiseaux qui ne pèsent que quelques grammes [...]. Il est important que tout le monde puisse parler au nom de ces oiseaux pour préserver leur habitat.

Cet engagement fait des adeptes dans son entourage. Anne-Lise, une amie proche d’Isabelle, est dorénavant sensibilisée aux causes qu’elle défend. On ne réalise pas à quel point la nature est fragile et précieuse, et elle me l’a fait réaliser.

La photographe Isabelle Groc, qui tient à la main son appareil photo, marche avec une amie.
La photographe Isabelle Groc, qui tient à la main son appareil photo et son long objectif, marche dans un sentier, en compagnie de son amie Anne-Lise. Photo : Radio-Canada / Alexandre Lamic

Les deux femmes d'origine française ont fait connaissance à Vancouver, il y a une vingtaine d’années. Pour Anne-Lise, Isabelle est courageuse d’avoir décidé de porter le flambeau de la défense des animaux et de leur milieu, alors qu’elle aurait pu opter pour un emploi stable, comme elle détient une maîtrise en journalisme de l’Université Columbia et une autre en planification urbaine de l’Institut de technologie du Massachusetts.

Le fait qu’elle soit disponible pour toutes ces causes, tous les voyages qu’elle fait, et gérer sa famille en même temps, c’est quelque chose que je ne pourrais pas faire [...]. Elle a fait des études solides [...], mais elle a choisi la défense des animaux, la défense de la nature [...]. Il n’y a pas beaucoup de gens comme ça.

Anne-Lise garde précieusement deux numéros du magazine Canadian Geographic, dans lesquels Isabelle a publié des articles. Elle a aussi accroché sur un de ses murs une photographie prise par Isabelle montrant une loutre de mer qui sort de l’eau.

Car Isabelle Groc ne s’intéresse pas qu’aux bécasseaux de l’Alaska. Elle a aussi écrit un livre jeunesse sur l’incidence du retour des loutres de mer sur l’écosystème, publié en 2020.

Dans une bibliothèque, Isabelle Groc montre son livre.

Parmi les personnes qui publient à la maison d’édition Orca, elle est l’une des rares qui signent à la fois les textes et les photos de la plupart de ses ouvrages. Ça m'a pris 10 ans à amasser toutes les photos [...], ce qui veut dire beaucoup de voyages, beaucoup de conversations, dit-elle au sujet de son livre Sea Otters : A Survival Story.

L’idée de ce livre lui est venue alors qu’elle s’intéressait à la réintroduction des loutres de mer sur les côtes du nord-ouest de l’île de Vancouver. Cette population, qui compte près de 8000 individus aujourd’hui, a frôlé l’extinction dans les années 1930.

Au fil des ans, Isabelle a photographié une panoplie d’animaux touchés par les effets de l’activité humaine sur leur habitat.

Son travail a été récompensé à maintes reprises. Son documentaire Toad People a remporté le prestigieux prix Impact au Wildscreen Panda Awards en 2018. Il raconte l’engagement de familles et de résidents de Chilliwack, en Colombie-Britannique, pour préserver l’habitat du crapaud de l’Ouest, une espèce en danger.

Isabelle a aussi été à quelques reprises finaliste du concours BBC Wildlife comme photographe de l’année. Elle a également remporté en 2005 le concours de photographie environnementale Nature in Focus.

La photographe Isabelle Groc souriante tient son appareil photo dans un bateau qui s’éloigne de la réserve écologique Race Rocks.  Photo : Radio-Canada / Alexandre Lamic

À la recherche d’Ollie
À la recherche d’Ollie

Une loutre mâle, Ollie, a décidé de faire cavalier seul dans la mer de Salish, au sud de Victoria. L’animal a élu domicile à plus de 450 kilomètres des autres membres de son espèce.

La vie de ce mammifère marin solitaire est une anomalie qui fascine Isabelle. Elle le traque aussi souvent qu’elle le peut, pour tenter de comprendre les comportements de cet animal qui fait à sa tête. En trois ans, elle ne l’a vu que trois fois. La dernière, c’était la veille de notre excursion.

Avant notre départ, la photographe et naturaliste Valerie, le capitaine Brett et Isabelle s'enthousiasment d'avoir vu Ollie il y a à peine 24 heures. Ces derniers ont souvent accompagné Isabelle dans sa quête.

Certains d'entre nous regardaient au loin les feuilles de varech qui flottaient à la surface de l’eau. Quand on s’est rapprochés et qu’on a réalisé que c’était Ollie, Isabelle a dit : “Je vais pleurer…” Elle attendait ce moment depuis tellement longtemps, raconte Valerie.

Une loutre de mer sur le dos, dans l'eau, s'entour d'algue.
Ollie, la loutre de mer mâle, sur son dos, s’enveloppant dans une algue de la mer de Salish. Photo : Isabelle Groc

L’animal folâtrait près du rivage, prenait son temps et se donnait en spectacle. Il dormait quand on est arrivés. Les yeux fermés, il était très relax. Il savait qu’on était là. Ils sont toujours très conscients de ce qui se passe autour. On l’a vu se tourner, puis se retourner avec son algue. Il l’a enlevée de manière gracieuse [...]. Ça traduit l’essence de la relation entre l’animal et son environnement, explique Isabelle.

Le soleil est de la partie; la température est clémente. Brett met les moteurs en marche. Mon sens du multitâches est très aiguisé quand il s’agit de chercher Ollie, confie le capitaine.

Une fois arrivé à proximité de la petite île de Church Rock, il prend son émetteur-récepteur portatif (walkie-talkie) pour s'adresser à Derek, gardien de la réserve écologique de Race Rocks. Il vit sur cet îlot, où se trouvent un phare et des dizaines de gigantesques lions de mer, qui se fondent dans les rochers. Bonjour, Derek! Brett ici. Je suis avec Isabelle Groc. As-tu aperçu Ollie au cours des dernières heures? lui demande Brett. À travers le son grinçant de l’appareil, on réussit à entendre qu’il n'a aucune trace de la loutre.

Sans repère ni indice, l’équipage reste déterminé à trouver Ollie. On travaille en équipe pour le retrouver, comme on l’a fait hier quand on l’a aperçu. Ça nous a pris du temps, mais on l’a trouvé ensemble et on a vécu un moment formidable, raconte Valerie.

Ollie a tendance à s'enrouler dans les feuilles de varech; il est difficile de le distinguer des algues, qui sont presque de la même couleur que lui.

Des lions de mer sur un rocher au milieu de l'eau.
Vue rapprochée de quelques lions de mer bruns, qui se prélassent au soleil sur un rocher, dans la mer de Salish. Photo : Radio-Canada / Alexandre Lamic

Brett fait le tour de l'île avec son bateau. Est-ce que tu l’as vu sur ces rochers? demande Isabelle. Il a déjà été vu ici, mais parfois, Ollie se rend à la vitesse de l’éclair jusqu’à Sooke, à 25 kilomètres de Race Rocks, répond Brett.

Valerie et Isabelle utilisent les puissants objectifs de leurs appareils photo pour scruter au loin les moindres détails. Au moyen de ses longues-vues, Brett épie pour sa part les eaux, les côtes et les îlots. La mer de Salish est un véritable buffet de fruits de mer, dans lequel Ollie peut se nourrir de mollusques parmi les plus gigantesques au monde, dit Brett.

Cependant, aujourd’hui, malgré des efforts soutenus, l’équipe n’a aucune trace du roi de la mer Salish. Pendant près de quatre heures, l’équipage, absorbé par cette recherche, en a perdu la notion du temps et s’est remémoré des moments de la veille.

Tout au long de l’excursion, Isabelle s’est montrée captivée par chaque animal aperçu au passage et en a profité pour immortaliser ces moments avec son appareil photo. Elle repart enrichie de cette quête qu’elle répète incessamment.

« Je crois que l’anticipation du départ est peut-être ce que je préfère, parce que tout peut arriver [...]. C’est vraiment comme regarder un film très captivant, qui me surprend sans arrêt. »

— Une citation de   Isabelle Groc

Isabelle Groc mise beaucoup sur la jeune génération pour faire bouger les choses. Dans les dernières années, elle s'est adressée à ce public par le biais de ses livres aux éditions Orca. En 2019, elle a signé le livre Gone Is Gone, qui porte sur l’importance des actions de chacun pour préserver les nombreuses espèces en danger. En l’absence de cet engagement, celles-ci disparaîtront à jamais, comme le raconte Isabelle dans son livre.

Son plus récent titre, Conservation Canines, explique pour sa part comment des chiens travaillent à la préservation de l’environnement.

Parler aux jeunes, c’est un investissement [...]. Ces jeunes reprendront le flambeau pour [passer aux actes], pour sauver la planète qui a vraiment besoin de notre aide, déclare celle dont la passion et la compassion pour les animaux remontent à l’enfance et se concrétisent désormais un livre, une conférence, une photo à la fois.

Des oiseaux dans une vasière.
Des centaines de bécasseaux de l’Alaska se nourrissent à Roberts Bank à la tombée du jour.  Photo : Radio-Canada / Alexandre Lamic

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