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Le biologiste qui a renversé Hydro-Québec

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Le biologiste qui a renversé Hydro-Québec

Texte : Guillaume Piedboeuf Photographies : Olivia Laperrière-Roy

Publié le 17 novembre 2021

En 1973, le biologiste Jean Bédard et une poignée de citoyens de Tewkesbury faisaient reculer la toute-puissante Hydro-Québec pour la première fois au nom de l’environnement. Quarante-huit ans après avoir sauvé la vallée de la Jacques-Cartier, le pionnier des luttes écologiques québécoises se bat encore pour préserver la beauté du monde, même s’il ne croit plus en son avenir.

Il faut rouler quelques kilomètres depuis l’entrée du parc national de la Jacques-Cartier pour vraiment saisir la grandeur de l’endroit. Ce n’est qu’à un tournant de la route, lorsque la rivière cesse de danser, que se dévoile la vallée glaciaire dans toute sa majesté : une longue entaille boisée à travers les hauts plateaux montagneux.

En ce matin de la fin de septembre, la brume qui flottait au fond de la vallée vient de finir de se dissiper. Comme un rideau qui s’ouvre pour faire place au spectacle alors que vient d’arriver dans l’assistance celui qui, il y a presque 50 ans, a sauvé ce superbe théâtre naturel.

 

Un homme aux cheveux blancs, de dos, scrute l'horizon de la vallée montagneuse.
Le biologiste Jean Bédard scrute la vallée qu’il a sauvée il y a 48 ans. Photo : Radio-Canada / Olivia Laperrière-Roy

Imagine ça sous 40 pieds d’eau!, lance Jean Bédard, tout juste débarqué de sa voiture, s’arrêtant pour admirer le paysage.

Le scénario d’une vallée noyée sous l’eau n'effleure probablement pas l’esprit des dizaines de milliers de visiteurs qui, chaque année, viennent y marcher ou canoter, mais il a bien failli se réaliser au début des années 70.

Le tout est immortalisé sur un panneau explicatif aux abords de la rivière. La bataille de la Jacques-Cartier, titre-t-on, avant de résumer en quelques paragraphes comment, en 1972 et 1973, des citoyens de Tewkesbury se sont dressés devant un projet de centrale d’Hydro-Québec qui aurait défiguré le cœur de la vallée.

C’est l’histoire de la genèse du parc national de la Jacques-Cartier, de Jean Bédard et d’une des premières victoires pour la protection du territoire de l’histoire de la province.

À 83 ans, le biologiste est encore droit comme un chêne et a le regard vif. Il est encore aussi indigné lorsqu’il évoque le manque d’égard envers l’environnement ici et ailleurs sur la planète. La lutte pour préserver le territoire québécois est le grand projet de sa vie. Un projet pour lequel il n’y a pas de retraite.

Il se plaît à dire qu’il s’est fait un nom en étant l’enfant de chienne dans un Québec qui voulait grossir à tout prix. Jean Bédard n’a jamais eu peur des combats, et il est de retour ce matin sur le terrain de sa première bataille.

Vues du sommet du sentier des Loups, des montagnes tapissées d’arbres orangés à perte de vue. Photo : Radio-Canada / Olivia Laperrière-Roy

La bataille de la Jacques-Cartier
La bataille de la Jacques-Cartier

Au début des années 70, Tewkesbury abrite un heureux mélange de résidents de longue date et de jeunes citoyens ayant fui la ville pour plus de verdure. Quelques dizaines de kilomètres plus au sud, à Québec, les arbres cèdent de plus en plus la place aux autoroutes.

Jeune professeur de biologie à l’Université Laval, Jean Bédard fait partie de ceux qui ont récemment décidé de s'installer dans le petit canton aux abords du parc des Laurentides. On a acheté une petite terre avec un beau ruisseau qui passait sur le terrain. On était en amour avec la place, se rappelle-t-il.

Mais au printemps 1972, les allers-retours incessants de camions rouges d’Hydro-Québec sur les rives de la Jacques-Cartier commencent à troubler la quiétude du secteur. Alors qu’aucune annonce publique n’a été faite, une tranchée a été ouverte à flanc de montagne aux abords de la rivière. On chuchote que c’est en vue de la construction d’un barrage.

À la demande de résidents inquiets, la société d’État dépêche l’un de ses ingénieurs à Tewkesbury, en juillet. La salle de classe de la petite école du canton déborde pour cette rencontre, durant laquelle on présente aux citoyens le projet Champigny d’Hydro-Québec, qui prévoit la construction, dans le roc, d’une centrale à réserve pompée au cœur de la Jacques-Cartier. Une technologie encore jamais vue au Québec qui nécessitera de bâtir un barrage à Tewkesbury pour inonder le bas de la vallée sur plusieurs dizaines de kilomètres.

Dans la salle ce soir-là, Jean Bédard et un collègue biologiste, Jean Huot, sont frappés par l’ampleur du projet et la menace qu’il pose sur la nature environnante. C’était clair pour nous qu’un pareil bassin allait détruire complètement l’intérêt écologique et esthétique de la vallée, se rappelle ce dernier.

« Il n’y avait pas de propriétés, [de résidents] à exproprier, comme c’était majoritairement à l’intérieur du parc des Laurentides. L’ingénieur ne s’attendait pas à avoir une réponse aussi sérieuse que celle qu’on lui a donnée, et il est sorti complètement déboulonné. »

— Une citation de   Jean Huot, biologiste et ex-résident de Tewkesbury

Rapidement, un mouvement de contestation s’organise à Tewkesbury, et il ne fait aucun doute sur l’identité de celui qui doit mener la charge. Jean Bédard est élu président du nouveau Comité pour la conservation de la Jacques-Cartier.

Il avait l’expertise nécessaire et il ne craignait personne. C’était quelqu’un d'éloquent qui avait une autorité naturelle. Je ne dirais pas nécessairement qu’il faisait peur aux gens, mais il s’imposait, se rappelle Raymond Labrecque, un présentateur de Radio-Canada qui avait aussi rejoint les rangs du comité.

Portrait de Monsieur Labrecque, qui est assis à table dans sa maison, décorée d'artéfacts. de voyage et de plantes. Il regarde la caméra d'un air sérieux.
Raymond Labrecque faisait figure de stratège en communication du Comité pour la conservation de la Jacques-Cartier. Il est plus tard devenu maire de Stoneham-et-Tewkesbury. Photo : Radio-Canada / Olivia Laperrière-Roy

Du cran, il en faudra pour ce combat aux allures de David contre Goliath. Depuis la nationalisation de l'électricité, en 1962, Hydro-Québec est devenue le symbole du Québec moderne. En 1968, elle a inauguré le gigantesque barrage Daniel-Johnson, à la Manic, et rien ne semble pouvoir freiner ses idées de grandeur.

La société d’État a déjà reçu l’aval du ministère du Tourisme, de la Chasse et de la Pêche pour commencer ses travaux dans le parc des Laurentides, et l’idée d’un chantier de 175 millions de dollars qui créerait 1000 emplois a aussi sa part d’appuis dans la population de Stoneham-et-Tewkesbury. Pas question, dans les circonstances, d’accorder de l’attention à un petit groupe d'opposants.

Ignorés dans leurs requêtes par Hydro-Québec, Jean Bédard et sa petite équipe décident de passer à l’offensive.

Selon eux, le projet Champigny pourrait avoir un effet catastrophique sur la faune et la flore de la vallée. Aucune étude n’a encore été réalisée sur le sujet par Hydro-Québec. Mais à l’époque, cet argument n’est pas le plus porteur. Au Québec, on était encore dans un pays pratiquement vierge. Il restait encore des dizaines de milliers d'hectares de forêts inexploités. Les gens ne voyaient pas le problème, explique Jean Bédard.

Auprès de la population, son comité table donc sur un argument plus émotif. Une vallée glaciaire si grandiose tout près d’une grande ville ne peut tout simplement pas être défigurée au nom d’un projet hydroélectrique.

Sauf qu’en 1972, la beauté de cette vallée est encore plutôt inconnue des habitants de Québec. Elle est ceinturée par une concession forestière de la compagnie Domtar. Outre ses employés, seules quelques centaines de pêcheurs ont accès au secteur, l’été.

La lutte contre le projet Champigny devient donc aussi une campagne promotionnelle orchestrée par Raymond Labrecque. Il faut faire connaître aux journalistes et à la population le panorama exceptionnel de la vallée.

Coiffé d’un béret, Jean Bédard admire le paysage du parc de la Jacques-Cartier. Photo : Radio-Canada / Olivia Laperrière-Roy

Le rebelle qui aimait les oiseaux
Le rebelle qui aimait les oiseaux

Que des gens puissent s’objecter à un projet d’Hydro-Québec, c’était pas mal baveux, s’amuse Jean Bédard en racontant les débuts du Comité pour la conservation de la Jacques-Cartier.

Dans la voiture sillonnant la route du parc national, il admet qu’il a toujours eu ce côté frondeur, un peu anticonformiste.

Un peu plus tôt dans la journée, en parlant de son enfance, l’octogénaire a énuméré une impressionnante liste d’écoles dont il a été expulsé. Il aimait un peu trop tenir tête aux enseignants, admet-il : J’ai été chez les Eudistes à Charlesbourg, au Petit Séminaire de Québec, à l’Externat classique à Rivière-du-Loup, au Collège de Lévis, à un autre à La Pocatière. J’ai fait le tour.

Il le raconte sans gêne ni regret. Sans ce jeu de chaise musicale, sa vie n’aurait pas été la même. Au Collège de Lévis, j’ai eu un prof qui était un maniaque des oiseaux. Il y avait un petit boisé à côté du Patro, et il m’encourageait à aller y faire la découverte d’oiseaux.

Dans ce boisé, l’élève rebelle s’est découvert une passion, qui le suit toujours 70 ans plus tard. C’est pourquoi il a choisi la biologie à l’université, au grand désespoir de son père, qui le voyait dans une profession libérale. Ces études l’ont mené au doctorat à l’Université de la Colombie-Britannique, puis au postdoctorat à l’Université de Californie.

Il passait ses étés en Alaska, sur la mer de Béring, pour ses travaux de recherche sur les oiseaux marins. C’est au cours de ces années charnières que le jeune biologiste a développé son amour des grands espaces.

Après avoir fait le tour des grands parcs de l’ouest des États-Unis, il est rentré au Québec plus convaincu que jamais que la province était en retard en ce qui a trait à la protection du territoire. C’est sûr que ça m’a influencé. On avait quatre parcs provinciaux pour tout le Québec, un gigantesque territoire. Et c’était une pseudoréglementation. Ça n’avait aucun sens.

Jean Bédard est accoudé sur une table à pique-nique en bois, en bordure de la rivière.
Au moment de rentrer au Québec après ses études postdoctorales, Jean Bédard était une sommité internationale dans le domaine des oiseaux marins nordiques. Photo : Radio-Canada

Le projet Champigny est donc, en un sens, arrivé au bon moment. Il permettait à Jean Bédard, un jeune biologiste entêté, de confronter l’État québécois sur un terrain qu’il connaissait bien.

Ce n’était pas une question de pas dans ma cour. C’était une question de principe. C’était se battre pour une orientation politique, explique-t-il, assis à une table à pique-nique à l'embranchement des rivières Jacques-Cartier et Sautauriski.

Qui peut ne pas être sensible à la beauté de cette rivière-là? Il faut être aveugle ou con.

Une mince brume flotte au-dessus des arbres, tôt le matin, dans le parc national de la Jacques-Cartier.  Photo : Radio-Canada / Olivia Laperrière-Roy

Une « bombe » venue d’un sonneur d’alerte
Une « bombe » venue d’un sonneur d’alerte

À l’automne 1972, porté par un appui populaire de plus en plus grand, le Comité pour la conservation de la Jacques-Cartier devient difficile à ignorer. Si bien que de nombreux politiciens commencent à se ranger du côté de Jean Bédard en ce qui a trait au projet Champigny.

À première vue, je serais porté à dire à Hydro-Québec : "Allez donc faire votre barrage ailleurs", lance le maire de Québec, Gilles Lamontagne, lors d’une entrevue téléphonique, en septembre. Quelques mois plus tard, c’est le ministre de l’Environnement, Victor Goldbloom, qui finit par s’avouer contre le harnachement de la rivière Jacques-Cartier.

Au gouvernement, la situation rend plusieurs personnes mal à l’aise. La loi désuète qui a mené à la création du parc des Laurentides, en 1895, a facilement été contournée par Hydro-Québec. La société d'État a pu commencer ses travaux préliminaires dans le parc en vertu d’un simple échange verbal avec un sous-ministre. Le ministre du Tourisme, de la Chasse et de la Pêche, Claude Simard, n’était pas au courant avant que l’affaire soit médiatisée. Pas plus que son homologue aux Ressources naturelles, de qui relève en principe la société d’État.

À la mi-décembre, un haut fonctionnaire convoque discrètement Jean Bédard à son bureau. Ex-professeur au Département de biologie de l’Université Laval travaillant maintenant au ministère du Tourisme de la Chasse et de la Pêche, Gaston Moisan s’apprête à changer le cours de la bataille de la Jacques-Cartier.

Ce dernier indique à Jean Bédard un dossier sur son bureau contenant des documents qui pourraient l’intéresser et lui pointe une photocopieuse. Puis, il annonce qu’il doit s’absenter une dizaine de minutes.

Ce n’est qu’en commençant à lire les documents que Jean Bédard comprend ce qui vient de se produire. Il a entre les mains le rapport d’un ingénieur du service d’avant-projets d’Hydro-Québec.

Alors que, publiquement, la société d’État tente de minimiser depuis des mois l’ampleur du projet Champigny et ses impacts sur la région, l’ingénieur détaille un projet beaucoup plus ambitieux.

La centrale souterraine, dont on veut commencer la construction dès 1974, n’est qu’un début. Six autres sites pour des centrales sont déjà ciblés dans la vallée. Le projet de 175 millions de dollars pour produire 1000 mégawatts par jour en cache un de plusieurs milliards de dollars, pour une production allant jusqu’à 26 000 mégawatts qui fera de la Jacques-Cartier la vallée de l’énergie de pointe.

Gaston Moisan était un bonhomme remarquable qui a décidé de poser un geste un peu antiprofessionnel, en un sens, pour corriger une manœuvre d’invasion du territoire naturel absolument scandaleuse de la part d’Hydro-Québec, s’indigne encore aujourd’hui Jean Bédard.

« Un rapport de 18 pages pour un projet de plusieurs milliards de dollars, c’était de l’amateurisme. »

— Une citation de   Jean Bédard, biologiste

Dans le bureau de Moisan, le président du Comité pour la conservation de la Jacques-Cartier s’empresse de photocopier les documents et s’en va. Le lendemain, il convoque la presse. La fuite du rapport confidentiel a l’effet d’une bombe. L’identité du sonneur d’alerte sera gardée secrète... jusqu’à aujourd’hui.

Sous pression, le ministre Claude Simard finit par trancher. Le 17 février, il ordonne à la société d’État de quitter immédiatement le parc des Laurentides. Ce projet gâchera de façon inadmissible la beauté exceptionnelle de la vallée et son potentiel comme actif majeur dans le secteur du tourisme et des loisirs en milieu naturel, justifie le ministre, dont le beau-frère est nul autre que Robert Bourassa.

Mais Hydro-Québec n’a pas dit son dernier mot.

Capture d'écran d'une vidéo filmée par drone aérien au-dessus de la rivière. On aperçoit la vallée montagneuse au loin.

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Capture d'écran d'une vidéo filmée par drone aérien au-dessus de la rivière. On aperçoit la vallée montagneuse au loin. Photo : Radio-Canada

Le triomphe de la nature
Le triomphe de la nature

En foulant le pont Banc, une vingtaine de kilomètres à l’intérieur du parc national de la Jacques-Cartier, Jean Bédard lève les yeux vers les falaises qui l’entourent. Au loin, un sommet coiffé d’épinettes cache le lac Aubert, qui devait servir de bassin supérieur à la première centrale à réserve pompée.

À la fois étroite et profonde, la vallée était parfaite pour cette technologie, remarque le biologiste de 83 ans, sourire en coin. On ne peut pas leur reprocher de ne pas avoir trouvé un bon spot. Pour Hydro-Québec, c’était l’emplacement idéal, mais ils ont complètement ignoré l'aspect biologique et ils ont menti tout le long. La bataille de la Jacques-Cartier, ils l’ont autant perdue qu’on l’a gagnée.

Pourtant, au printemps 1973, Hydro-Québec croit bien avoir trouvé sa contre-attaque. Son commissaire, Yvon De Guise, envoie d’abord une sorte d’ultimatum au gouvernement. Selon les prévisions, en regard de la consommation d'électricité, la province manquera d’énergie durant les périodes de pointe dès 1978. Le temps presse. Si elle ne peut bâtir sa centrale à réserve pompée, la société d’État affirme qu’elle devra se tourner vers une source d’énergie plus polluante, des turbines à gaz.

Ces chiffres, le Comité pour la protection de la Jacques-Cartier les conteste. D’autant plus qu’Hydro-Québec a amorcé, au cours des années précédentes, les travaux du grand chantier de la Baie-James. Un projet dont l’impact environnemental, il faut le dire, soulève aussi l’indignation des peuples cris et inuit, qui n’ont pas été consultés au préalable.

Texture d'eau de rivière dans le courant.
La construction de sept centrales dans la vallée de la Jacques-Cartier aurait permis, à terme, une production d’énergie de pointe de 26 000 mégawatts. À titre comparatif, en 2021, tout le Québec réuni consomme un maximum de 39 000 mégawatts en période de pointe. Photo : Radio-Canada / Olivia Laperrière-Roy

La demande en électricité est-elle si grande, se demande Jean Bédard, et si oui, ne serait-il pas temps de commencer à faire la promotion d’une consommation plus responsable dans la population?

Son message trouve écho chez de nombreux chroniqueurs et éditorialistes, dont l’éditeur de La Presse, l’écrivain Roger Lemelin, pour qui la Jacques-Cartier est une merveille du monde, comme un bijou de famille intouchable.

« Il s’agit de savoir s’il est sage d’éteindre lentement la lumière dans le cœur des hommes au nom du progrès et des néons. On peut trouver d’autres moyens de prévoir nos besoins d’énergie. »

— Une citation de   Extrait de l’éditorial de Roger Lemelin, La Presse, 1973

En réponse à cet émoi provincial, Hydro-Québec engage une firme externe pour élaborer un plan de développement récréatif de plusieurs millions qui sera greffé au projet Champigny.

On promet un stationnement, un belvédère, des aires de jeux et de camping. Les voiliers, les canots et même un bateau-mouche pourront naviguer sur le bassin créé par le futur barrage, promet-on.

C’était un beau dossier, mais c’était de la merde, oppose aujourd’hui Jean Bédard.

Ils voulaient faire camper les gens sur les plateaux du parc des Laurentides, où il gèle 12 mois par année. Le bassin lui-même [n’aurait été] ni un lac ni une rivière. Le niveau d’eau [aurait varié] chaque jour de 40, 45 pieds. Tu [n’aurais pas pu] faire de pêche ni des activités nautiques, mais les gens gobaient ça.

Les améliorations faites au projet semblent satisfaire le premier ministre Bourassa. Il décide que l’avenir de la Jacques-Cartier sera évalué en session parlementaire et que seule Hydro-Québec sera entendue et questionnée à l’Assemblée nationale. Les dés semblent pipés en faveur de la société d’État.

Qu’à cela ne tienne, dans les semaines suivantes, Jean Bédard et son comité font signer une pétition pour être entendus en session parlementaire par 46 maires de la grande région de Québec. Même des biologistes de la firme engagée par Hydro-Québec pour développer le volet récréatif du projet Champigny y mettent leur signature. Et Bédard a orchestré un coup d’éclat pour la première journée de commission parlementaire.

Quelques heures avant que ne comparaisse Hydro-Québec, le 3 mai, la Corporation des ingénieurs forestiers de la province de Québec présente aux journalistes un plan étoffé pour créer, dans la Jacques-Cartier, un parc naturel de conservation plutôt qu’un barrage.

Sous pression, Robert Bourassa accepte d’entendre le Comité pour la conservation de la Jacques-Cartier et ses alliés.

Le 17 mai, une panoplie d’experts, dont certains hauts fonctionnaires, défilent devant les parlementaires en soutien au Comité pour la conservation de la Jacques-Cartier. Le clou du spectacle est toutefois Jean Bédard. Prenant le contrôle de la salle, il démonte méticuleusement les plans d’Hydro-Québec. Le biologiste demande plus que la fin définitive du projet Champigny. L’aménagement de la vallée de la Jacques-Cartier doit commencer immédiatement, plaide-t-il, et il est impératif que le gouvernement adopte une nouvelle loi-cadre sur les parcs pour protéger adéquatement leur territoire.

Le discours et l’aplomb du biologiste font une telle impression que le chef de l’opposition à l’Assemblée nationale lui dit, après son intervention : M. Bédard, vous avez provoqué l’envie de tous les politiciens à la fin de votre envolée.

Il est passé minuit lorsque se termine la session parlementaire. Le verdict ne viendra que plus tard, mais il est déjà évident pour ceux qui ont assisté aux plaidoyers. Après quelques mois de tergiversation, le ministre Claude Simard confirme, au début du mois d’août, la défaite d’Hydro-Québec. On ne lui rouvrira pas les portes du parc des Laurentides.

Gros plan sur la montre de Jean Bédard et sa main plongée dans sa poche Photo : Radio-Canada / Olivia Laperrière-Roy

Avant que tout ne disparaisse
Avant que tout ne disparaisse

Le parc national de la Jacques-Cartier fête cette année son 40e anniversaire. Il a été inauguré en même temps que celui des Grands-Jardins, en 1981, en vertu de la nouvelle Loi sur les parcs adoptée en 1977.

Cette loi, comme le réclamait Jean Bédard, a finalement donné le pouvoir au gouvernement de créer des parcs de conservation où l’exploitation des ressources est interdite. Le Québec en compte aujourd’hui 24.

La bataille pour la protection de la Jacques-Cartier nous a donné confiance en notre capacité de changer les choses à l’échelle sociétale. C’est clair qu’un des grands legs a été la création de la loi-cadre sur les parcs, explique Jean Huot, qui a mené une brillante carrière de plus de 40 ans comme enseignant, chercheur et conseiller scientifique après la victoire du Comité.

Des espèces à protéger

Avec plus de 513 000 visites en 2020, le parc de la Jacques-Cartier est, lui, plus populaire que jamais. Mais à la fin de septembre, Jean Bédard y mettait les pieds pour la première fois en plus de 10 ans. Quand ils ont commencé les aménagements, en 1980, j’étais rendu ailleurs. C’était un vieux dossier.

Le biologiste avait d’autres combats à mener. À quelques kilomètres de l’entrée du parc national, le mont Wright porte aussi son empreinte. À la fin des années 70, comme conseiller municipal de Stoneham-et-Tewkesbury, il a mené une longue bataille juridique contre un exploitant forestier pour obtenir la propriété et la protection de la montagne, qui fait aujourd’hui le bonheur des randonneurs.

Un oiseau aux teintes de blanc, gris et noir est perché sur une branche.
Un Mésangeai du Canada perché sur une branche dans le parc national de la Jacques-Cartier. Photo : Radio-Canada / Olivia Laperrière-Roy

Puis Jean Bédard est revenu à ses premiers amours, les oiseaux. Pour sauver l’habitat naturel des canards eiders dans l’archipel du Saint-Laurent, des collaborateurs et lui ont eu l’idée de récolter sur les plages leur duvet, particulièrement prisé des manufacturiers. Les profits amassés avec les ventes ont permis de financer une partie de l’achat de l’île aux Lièvres, des îles du Pot à l’Eau-de-Vie et des îles Pèlerins. Le duvet des canards est devenu le moteur de la protection de leur habitat naturel.

Ces jours-ci, l’octogénaire partage son temps entre Québec et le Bas-Saint-Laurent, où il occupe toujours la présidence de Duvetnor, la société qu’il a créée pour acheter les îles, en 1979. Duvetnor y gère un tourisme responsable, en camping et en chalet, et un programme d’interprétation.

C’est qu’il y a beaucoup de cela, dans la vision qu’a Jean Bédard de la conservation : protéger le plus beau de ce que la nature a à offrir pour le rendre accessible à la population.

Il y a des endroits qui sont moins spectaculaires et qui méritent autant d’être conservés, nuance-t-il.

Mais je suis convaincu que ç’a un effet sur les gens, poursuit-il. Il faut venir dans le parc de la Jacques-Cartier comme dans un temple. Tu es ici pour t’inspirer, te remplir de beauté et voir ta place dans la nature. Tu es où et tu es quoi, toi, là-dedans? Voir une rivière entre deux champs de blé d’Inde dans le centre du Québec, ça ne te fait pas cet effet-là.

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Le biologiste aime croire que la bataille de la Jacques-Cartier a préparé le chemin pour les nombreuses actions citoyennes québécoises qui ont suivi, en opposition à de grands projets énergétiques qui négligeaient l’environnement.

Certes, il y a eu du progrès. Un projet comme Champigny ferait, en 2021, l’objet de véritables études d’impact sur l’environnement avant la moindre pelletée de terre, mais il n’y a pas matière à crier victoire, selon lui. Au contraire, le militantisme écologique est plus urgent que jamais.

Si tu vas dans un conseil de ministres, que ce soit en Alberta ou ici, les décisions se prennent toujours en fonction d’impératifs économiques. Pas en fonction de préserver et de perpétuer la vie sur la planète et la biodiversité.

Le responsable de la conservation du parc national de la Jacques-Cartier, Benoit Dubeau, est un ancien élève de biologie de Jean Bédard à l’Université Laval. Le professeur au style et aux positions tranchées l’a inspiré dans son choix d’aller lui aussi vers la conservation. Un souvenir en particulier de son ex-enseignant l’a marqué.

« Je me rappellerai toujours qu’à la fin d’un cours, il nous avait dit que le combat environnemental était pratiquement perdu d’avance, mais qu’il méritait quand même d'être mené. »

— Une citation de   Benoit Dubeau, responsable de la conservation du parc national de la Jacques-Cartier
Monsieur Bédard est adossé sur une rampe en bois qui surplombe la rivière. Il regarde vers les montagnes.
Jean Bédard n’a pas l’intention de prendre sa retraite. « Ça m’intéresse toujours, les batailles. Il n’y a pas de retraite de ça. »  Photo : Radio-Canada / Olivia Laperrière-Roy

C’est là la dualité du biologiste de 83 ans. Il a consacré sa vie à la lutte pour la protection du territoire. Il va mourir en faisant ça, souligne son ami Jean Huot. Pourtant, Jean Bédard est depuis longtemps fataliste quant à l’avenir de cette planète, qu’il juge surpeuplée et malmenée par le genre humain. Il ne voit pas la solution.

C’est évident qu’on est trop. On fait quoi? La biodiversité, ce n’est pas notre bataille. C’est l’Afrique, l’Asie. C’est le Brésil et la forêt amazonienne. Mais, tout à coup, on s'aperçoit qu’on est aussi fragiles. Tu regardes les grands feux dans l’Ouest. Ça va venir pour nous aussi. La faune forestière, l'approvisionnement en eau de nos grands réservoirs nordiques, tout ça est menacé à moyen terme.

Pourquoi, alors, vouloir se battre jusqu’au bout pour protéger le territoire?

Pour moi, c’est d’essayer de garder des morceaux avant que tout ne disparaisse. Les îles, le mont Wright, le parc ici : ces morceaux-là, personne ne va les avoir.


Vidéos : Claude Bellemare et Jean-Michel Cloutier

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